Réponse à M. Pierre Messmer                                                       

 

Remerciements

Je vous remercie Monsieur le Chancelier pour les paroles si sympathiques et pour les éloges si peu mérités que vous venez de m’adresser. Vous avez rappelé des souvenirs qui remontent à une époque douloureuse, mais également une époque glorieuse de l’Histoire de la France : l’histoire de la « France libre ». La « France libre » fut une épopée extraordinaire, telle qu’on en rencontre une par siècle et avoir vécu à une époque où il a été possible de décider d’y participer est une grande chance. Je remercie ceux de nos confrères qui y ont participé et qui me font le plaisir d’être présents ce soir.

Vous-même, Monsieur le Chancelier, vous avez dès le mois de juin 1940, rejoint la Grande Bretagne, en vous emparant, à l’âge de 24 ans, avec la complicité de son capitaine, du bateau italien « Capo Olmo » que vous avez conduit à Liverpool avec une trentaine de volontaires et une précieuse cargaison. En 1942 vous avez participé à la célèbre bataille de Bir-Hakeim.

Je remercie de leur présence François Jacob et Gérard Wlérick, qui le 21 Juin 1940 s’embarquèrent clandestinement à Saint-Jean-de-Luz, sur un des deux derniers bateaux qui transportaient en Grande Bretagne les restes de l’Armée polonaise : François Jacob sur le Batory, Gérard Wlérick sur le Sobieski. François Jacob a participé en 1941, en Libye, à la légendaire Opération de Koufra organisée par le colonel Leclerc. Gérard Wlérick a servi dans le Pacifique et à Madagascar, puis dans la 1ère D.F.L. en appui de la célèbre 13ème demi-Brigade de la Légion-Étrangère.

Je remercie également de sa présence M. Maurice Druon secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie Française, qui, s’étant évadé de France, avec son oncle Joseph Kessel, par l’Espagne et le Portugal, arriva à Londres à la fin de 1942, et devint avec son oncle l’auteur du chant des partisans

 

Ami entends-tu - le vol noir des corbeaux -sur nos plaines
Ami entends-tu – Les cris sourds du pays – qu’on enchaîne.
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Ami si tu tombes – Un ami sort de l’ombre.
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Le chant des partisans fut adopté comme Hymne de la Résistance française et même européenne.

Je remercie de sa présence mon camarade de promotion Marcel Boiteux.  Boiteux a convoyé, à travers les Pyrénées des pilotes américains abattus au dessus de la France ; à leur arrivée en Espagne l’ambassade américaine à Madrid est venue les chercher, et les à conduits, ainsi que Boiteux,  à Gibraltar.

Je remercie enfin Maurice Tubiana, qui, comme plusieurs milliers de Français, dont moi-même, s’est retrouvé interné au camp de Miranda, puis a rejoint le Maroc par le Portugal. Marcel boiteux et Maurice Tubiana firent partie du corps expéditionnaire français en Italie, et ont terminé leur belle campagne, sous le commandement du général Juin, par la libération de la ville de Sienne.

Mon évasion

En 1942 j’étais en classe au lycée Saint-Louis avec Jean-Claude Pecker. Le 7 juin, certains de nos camarades, parmi lesquels Pecker, sont arrivés au lycée avec une étoile jaune. Pecker et moi avons passé l’écrit, puis l’oral du concours d’entrée à l’Ecole normale. L’oral s’est terminé, pour les candidats de la zone occupée le 14 juillet (1942). Pecker a immédiatement arraché son étoile jaune et le lendemain matin, nous sommes partis tous les deux de la gare Saint-Lazare pour Saint-Germain. Nous sommes allés camper sur le terrain d’un fermier courageux dont Pecker avait l’adresse. Le 16 juillet, la police (française) a arrêté tous les juifs de la région parisienne et les a réunis au Vélodrome d’Hiver avant de les envoyer à Drancy, puis en Allemagne. Au bout d’une semaine, la rafle étant terminée nous sommes revenus et Pecker est parti en zone non-occupée où il a vécu sous un faux nom.  A la fin du mois de juillet, nous étions reçus tous les deux.

Je suis entré à l’Ecole normale au mois d’octobre 1942, et dès le mois de juin 1943, j’ai décidé d’essayer de rejoindre soit l’Angleterre, soit l’Afrique du Nord.  De grandes choses étaient en train de s’accomplir, et pouvoir participer à une épopée aussi extraordinaire que la « France Libre »  était une chance que je ne voulais pas laisser échapper. J’ai cherché et trouvé une filière d’évasion, qui, après trois nuits de marche à travers les Pyrénées, a conduit vers l’Espagne le groupe de neuf jeunes Français que nous formions. Cette marche, très difficile, vit la mort, mort d’épuisement, d’un des neuf membres du groupe, et l’abandon de deux autres. Partis à neuf, nous sommes donc arrivés à six. Mon évasion s’est terminée à Casablanca, 88 jours après le départ de Paris. Je me suis engagé dans l’Armée de l’Air et, le 21 octobre 1945, deux ans et trois jours après le passage de la frontière, je fus démobilisé et suis retourné à l’Ecole normale. Au mois d’octobre 1946, je fus admis au CNRS. A l’époque des postes de chercheurs au CNRS étaient attribués à l’Ecole normale ; elle en désignait les bénéficiaires, qui choisissaient eux-mêmes le Laboratoire dans lequel ils désiraient travailler.

Carrière

            Dans l’Armée de l’Air, au Maroc d’abord, mais surtout en Angleterre dans la « Royal Air Force », j’avais vu les progrès très importants accomplis dans l’aviation et dans l’aéronautique. Les allemands avaient heureusement échoué en ce qui concerne la réalisation de la bombe atomique, mais dans le domaine de l’aéronautique ils ont dépassé les alliés. Dès 1944, ils avaient construit les bombes volantes, les V1, que j’ai vu venir s’écraser sur Londres, puis les V2, que j’ai entendu s’écraser sur Londres. Les usines Messerschmitt d’Augsbourg avaient réalisé premiers avions à réaction, qui furent utilisés au début de l’année 1945. On parlait déjà des vols supersoniques, et on prévoyait pour l’an 2000 le débarquement sur la Lune. Je pensais qu’en travaillant en mécanique des fluides, je participerais aux progrès de l’aéronautique et j’ai demandé à Joseph Pérès de bien vouloir diriger mes recherches et d’abord ma thèse. M. Pérès m’a dit que depuis 1939, la France en était restée à l’étude des fluides incompressibles, ce qui était suffisant lorsque les avions volaient à 300 kilomètres à l’heure, mais était devenu insuffisant, surtout pour l’avenir. Il m’a donc conseillé de dépouiller les travaux allemands sur la question et de faire une thèse. A l’époque je n’avais pas encore oublié la langue allemande, que j’avais apprise au lycée, et les Français avaient récupéré dans leurs zone d’occupation en Allemagne et en Autriche, le maximum de documents. Les documents concernant l’aéronautique avaient été confiés à l’ONERA (Office National d’Études et de Recherches Aéronautique), qui réunissait à intervalles réguliers des ingénieurs allemands logés dans un hôtel.  J’étais invité à ces réunions ; j’étais débutant sur le sujet et je me suis rendu compte plus tard, que beaucoup des questions que j’avais posées étaient assez naïves. Mais, en suivant le conseil, fort judicieux, de M. Pérès, j’ai soutenu, le 5 février 1950, une thèse de doctorat sur les « écoulements transsoniques et les ondes de choc ». Quelle différence avec la façon dont les thèses sont faites aujourd’hui, où les Directeurs de thèses nourrissent leurs élèves à la petite cuillère ! A mes propres élèves en thèse, qui me faisaient comprendre que je ne m’occupais pas beaucoup d’eux, j’ai toujours répondu que je les traitais comme j’avais été traité. Cela ne leur a pas trop mal réussi puisque beaucoup ont fait une brillante carrière, en particulier Evariste Sanchez-Palencia, qui est devenu membre de l’Académie des sciences et qui est actuellement le rédacteur en chef de la série Mécanique des Comptes Rendus.

           En 1948, une camarade de promotion, Madeleine Lebon, et moi-même nous nous sommes mariés. A l’époque les deux Ecoles Ulm et Sèvres étaient séparées, mais des sorties de promotion étaient l’occasion de faire connaissance et furent à l’origine de plusieurs mariages. Nous avons eu 5 enfants, 8 petits-enfants et, pour le moment un arrière petit-fils, plus un second en route.

            Au mois d’octobre 1949, je fus nommé maître de conférences de Mathématiques (on dit aujourd’hui professeur de seconde classe) à la Faculté des sciences de Marseille. En 1960, je fus nommé professeur de Mécanique générale à la Faculté des sciences de Paris, dont une partie, en 1969, fut affectée à l’Université de Paris VI ; j’y suis resté jusqu’à ma retraite en 1990. A l’époque il fallait débuter sa carrière en province et y travailler beaucoup, si on souhaitait revenir un jour à Paris. Je reconnais toutefois, que si on acceptait de partir en province les débuts de carrière étaient rapides. Pendant la guerre, plusieurs départs à la retraite n’avaient pas été replacés, peu de thèses avaient été faites et il fallait reconstruire l’Université française.

            A la suite de ma thèse et des travaux qui suivirent, je fus invité à écrire le chapître sur les ondes de choc, dans le « Handbuch der Physik », appelé aussi « Encyclopedia of Physics », œuvre monumentale en 56 volumes ; je fus le seul Français invité à écrire un chapitre dans l’un des trois volumes consacrés à la  Mécanique. Au mois de septembre 1956, j’ai été invité à l’Université Laval à Québec où je suis resté jusqu’au mois de juin 1957. Au Canada, j’ai travaillé aussi avec le « Canadian Armament Research and Developpement Establishment » situé à Valcartier près de Québec. J’y fus fasciné par un des tous premiers ordinateurs IBM, immense machine occupant plusieurs dizaines de mètres carrés. A l’époque le gouvernement français avait fait faire une étude, dont la conclusion fut qu’un payse comme la France aurait besoin d’environ cinquante ordinateurs ! De Québec j’ai fait mes deux premières visites aux Etats-Unis , à la suite desquelles j’ai travaillé sur la magnétohydrodynamique, puis sur la théorie cinétique des gaz. Pour apprendre la théorie cinétique, que je ne connaissais pas, j’ai fait faire à quelques très bons élèves des thèses sur le sujet ; la première thèse fut celle de Madame Jacqueline Tjôtta, que je remercie de sa présence ce soir. Elle fit sa thèse à Marseille, l’a soutenue à Paris, fut nommée maître de conférences (de l’époque) à Lille, puis professeur à Bergen. Dans un souci de simplicité, elle s’est toujours déplacée sur le même méridien. Une grande partie de mes recherches ont été faites en collaboration avec l’ONERA.

            Ensuite pendant 20 ans je me suis intéressé à l’étude des cordes vibrantes en présence d’obstacles. Les premières recherches sur les cordes vibrantes datent des frères Bernoulli et surtout de Fourrier, qui en 1807, a établi les formules relatives aux oscillations libres. Le premier travail concernant les oscillations en présence d’obstacles furent fait seulement en 1975 par Amerio à Milan. A la suite des travaux d’Amerio, j’avais établi des formules qui généralisent partiellement les formules de Fourrier, et qui m’ont permis d’écrire des programmes et de réaliser des animations, qui, sur les conseils d’Olivier Pironneau, figurent maintenant sur mon site Internet http://henri.cabannes.free.fr.

           J’ai pu aller présenter ces animations dans de nombreux pays. Si les chercheurs français se déplacent surtout vers l’ouest (Etats-Unis, Canada, Brésil, …), je me suis déplacé plus souvent vers l’Est : Chine 5 fois, Japon 7 fois, Asie Centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan) 6 fois, et naturellement Russie, Pologne, Roumanie.

            En 1991, l’Académie des sciences, sur proposition de Madame Yvonne Choquet-Bruhat et de Monsieur Maurice Roseau, m’a élu parmi ses Membres, et je dis à mes confrères que je suis très heureux de ma retrouver régulièrement en leur compagnie.

            J’ai toujours eu plaisir à enseigner et pendant 16 ans, c’est-à-dire jusqu’en 1965, j’ai pu faire mes cours sans notes. Je fus pendant 16 ans également, maître de conférences à l’Ecole Polytechnique. Plusieurs de mes cours furent édité, certains traduits en anglais et en espagnol. Le dernier, en 2003, écrit en collaboration avec Madame Renée Gatignol et Monsieur Li-Shi Luo, professeur à Norfolk aux Etats-Unis, est en version uniquement électronique, placée sur Internet. Grâce au courrier électronique nous avons pu mettre au point cette nouvelle version en trois mois ; par la Poste il nous aurait fallu rois ans ! Chaque fois que j’écrivais à M. Luo, il me répondait dans les heures qui suivent et réciproquement. Les seuls délais étaient la conséquence du décalage horaire ; nous ne dormions pas en même temps.

            Je voudrais terminer en rappelant qu’en 1968, Marc Zamansky, dernier doyen de la Faculté des sciences de Paris, m’avait proposé pour être nommé dans le grade de chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur. Le résultat fut négatif et je suppose que je figurais sur une liste noire, peut-être et probablement au niveau du Ministère de l’Education Nationale. En 2004, soit 36 ans plus tard, Monsieur Jean Dercourt a voulu me proposer une seconde fois, et, avec le concours très efficace de Monsieur le Chancelier Pierre Messmer le résultat fut positif. Je les remercie vivement l’un et l’autre. Je prie Madame Marie Zamansky, aujourd’hui présent, lorsqu’un jour, au Ciel, elle retrouvera son mari, de bien vouloir l’informer de ce résultat positif.