L’élection de Bonaparte à l'Institut



1. La candidature de Bonaparte
2. L’élection de Bonaparte
3. Bonaparte aux séances de l’Institut
4. Les arrêtés de 1803


Le 26 octobre 1795 (4 brumaire an IV), la Convention termine son mandat, après avoir fait approuver, le mois précédent, la constitution établissant le régime du Directoire ; les cinq premiers directeurs sont élus quelques jours plus tard. Lazare Carnot surnommé "l’Organisateur de la Victoire", et membre de la 1re classe de l’Institut, est l’un des élus. Ayant rejoint la cause des royalistes, il fut porté, à la suite du coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), sur la liste des "individus" qui devaient être déportés sans retard. Trois semaines plus tard, le ministre de l’Intérieur rappelle à l’Institut national qu’en conséquence des lois du 19 et du 22 fructidor de l’an V, plusieurs places dont celle du citoyen Carnot dans la 1re classe sont vacantes. Le Directoire invite l’Institut à s’occuper du remplacement des membres qui viennent d’être rayés. L’Institut accepte ce coup d’État académique avec une entière docilité.

Le 2 mars 1796 (12 ventôse an IV), le Directoire avait nommé Bonaparte général en chef de l’armée d’Italie. Après les brillantes victoires bien connues, Bonaparte signe, le 17 octobre 1797 (26 vendémiaire an VI), le traité de Campo Formio établissant la paix entre la France et l’Autriche. Quelques jours plus tard, le 1er novembre (11 brumaire), le nom de Bonaparte apparaît pour la première fois dans l’histoire de l’Institut national des sciences et des arts.

Le citoyen Fourcroy, membre de la section de chimie, fait lecture de la lettre écrite par le général Buonaparte au Directoire exécutif en lui envoyant le traité de paix conclu avec l’empereur d’Autriche.

Voici quelques extraits de la lettre de Bonaparte, dont Fourcroy donna lecture à ses confrères :

Citoyens Directeurs,

Le général Berthier et le citoyen Monge vous portent le traité de paix définitif qui vient d’être signé entre l’Empereur et nous.

[...]

Le citoyen Monge, membre de la commission des sciences et des arts, est célèbre par ses connaissances et son patriotisme. Il a fait estimer les Français par sa conduite en Italie; il a acquis une part distinguée dans mon amitié. Les sciences, qui nous ont révélé tant de secrets, détruit tant de préjugés, sont appelées à rendre de plus grands services encore. De nouvelles vérités, de nouvelles découvertes nous révéleront des secrets plus essentiels encore au bonheur des hommes ; il faut que nous aimions les savants et que nous protégions les sciences.

[...]

Signé Bonaparte.


1. La candidature de Bonaparte

Le 17 octobre 1797, la succession académique de Carnot était ouverte par le vote de la 1re classe. La première lettre de candidature est adressée le 22 octobre par le ci-devant marquis de Montalembert, âgé de quatre-vingt-trois ans, membre de l’ancienne Académie des sciences. À la fin du mois d’août, Bonaparte, toujours en Italie avec son hôte et ami Monge, son aîné de vingt-trois ans, apprit que Carnot était rayé des cadres de l’Institut. Les connaissances scientifiques de Bonaparte ne dépassaient pas sans doute les quatre volumes de l’ouvrage classique de Bezout, cours de mathématiques à l’usage du corps royal de l’artillerie. Mais qui aurait songé à demander des titres professionnels à un général de vingt-huit ans, qui, depuis une vingtaine de mois, accomplissait presque chaque jour un miracle ? Son dernier miracle, c’était le traité de Campo Formio, qui venait de consacrer la possession par la France de la rive gauche du Rhin ; cela méritait bien un siège à l’Institut national des sciences et des arts.

Monge, dès son retour à Paris dans les derniers jours du mois d’octobre 1797, ne manqua pas de mettre ses confrères de la 1re classe au courant du projet dont il s’était entretenu en Italie avec Bonaparte. Plus d’un de ses confrères dut être surpris et intéressé en apprenant que le désir de devenir leur confrère était la pensée avouée du jeune et glorieux général.

À l’époque, les membres de chaque classe étaient élus, au scrutin de liste, par l’ensemble des membres des trois classes. La section dans laquelle une place était vacante présentait une liste comprenant au moins cinq noms ; pour le remplacement de Carnot, la liste comprit douze noms. La liste ainsi formée était présentée à la classe. Les deux tiers de la classe étant présents, chaque membre écrivait sur un billet les noms des candidats portés sur la liste, en les classant d’après l’ordre de mérite qu’il leur attribuait. Il inscrivait l à côté du dernier nom, 2 à côté de l’avant-dernier,... Les trois noms auxquels correspondaient les trois plus grandes sommes formaient, dans l’ordre de ces sommes, la liste de présentation soumise à l’Institut, c’est à dire à l’ensemble des trois classes. L’élection par l’Institut se faisait comme s’était faite la constitution de la liste par la classe.

Le 11 novembre 1797, la 1re classe procéda à la liste de présentation pour le remplacement de Carnot. Sur les cinquante-huit membres dont se composait la 1re classe, quarante et un étaient présents ; quarante bulletins furent valables. Bonaparte fut classé en tête dans vingt-six bulletins ; il fut classé dernier dans deux bulletins. Le vote classa Bonaparte premier devant Dillon et Montalembert.


2. L’élection de Bonaparte

Bonaparte, qui avait quitté Paris le 11 mars 1796, y était revenu le 5 décembre 1797. Dix-neuf mois avaient suffi pour faire de lui le plus grand capitaine de son époque, et il n’avait que vingt-huit ans ! Son retour fut marqué par une succession de solennités. Le jour de l’élection fut fixé au 5 nivôse an VI (25 décembre 1797). Sur les cent quarante-quatre membres résidant à Paris que comprenait alors l’Institut, cent neuf étaient présents et cent quatre bulletins furent recensés. Le citoyen Bonaparte fut encore classé premier avec trois cent cinq points, devant les citoyens Dillon (cent soixante-six points) et Montalembert (cent vingt-trois points) ; en conséquence, le président proclama le citoyen Bonaparte, membre de l’Institut.

Le lendemain, 6 nivôse, le président de l’Institut reçut la lettre de remerciement suivante :

Citoyen Président,

Le suffrage des hommes distingués qui composent l’Institut m’honore. Je sens bien qu’avant d’être leur égal je serai longtemps leur écolier. S’il était une manière plus expressive de leur faire connaître l’estime que j’ai pour eux, je m'en servirais.

Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance. L’occupation la plus honorable, comme la plus utile pour les nations, c’est de contribuer à l’extension des idées humaines. La vraie puissance de la République Française doit consister désormais à ne pas permettre qu’il existe une idée nouvelle qu’elle ne lui appartienne.

Signé Bonaparte.


Le nouveau membre de l’Institut, élu le 25 décembre, prit part le lendemain à la séance de la classe à laquelle il appartenait. Il entra sans aucun cérémonial et vint prendre place silencieusement parmi ses confrères. Le général membre de l’Institut était l’idole de Paris. Les Parisiens attendaient avec impatience la prochaine séance publique de l’Institut, qui devait avoir lieu le 15 nivôse an VI (4 janvier 1798). Les quatre séances publiques annuelles avaient lieu au vieux Louvre, dans la salle appelée alors salle des Antiques. Le public, mille à mille deux cents personnes, s’asseyait sur des banquettes et des gradins. Le jeudi 4 janvier, la séance débuta à cinq heures précises ; des membres du Directoire y assistaient. Rien ne distinguait Bonaparte, habillé en civil, de ses autres confrères, si ce n’est sa jeunesse et sa gloire. Il lui avait suffi d’entrer dans la salle pour y être applaudi ; il assista à la séance avec modestie et se retira discrètement.


3. Bonaparte aux séances de l’Institut

Bonaparte fut un académicien assidu. Avant de quitter Paris le 4 mai 1798, pour aller commander l’armée d’Égypte, il assista à seize séances de sa classe et à quatre séances générales de l’Institut, dont deux séances publiques. À la séance du 30 janvier 1798, Bonaparte fut chargé, avec trois autres confrères, de faire un rapport sur "une voiture mue par la vapeur de l’eau" que Cugnot avait inventée quelques années plus tôt.

Le 4 avril 1798 était un jour de séance publique de l’Institut. Bonaparte y assisterait-il ? On ne le savait pas. La veille, un arrêté du Directoire l’avait chargé de se rendre à Brest pour y prendre le commandement de l’armée d’Angleterre. Cet arrêté, qui avait été rendu public, était un moyen de masquer les préparatifs qui se faisaient en Méditerranée pour l’expédition d’Égypte. Lorsqu’à cinq heures précises les membres de l’Institut descendirent, défilèrent et prirent place, on entendit plusieurs voix qui disaient : "Il n’est pas là, il est parti, il est en Angleterre." Ce fut au bout de trois quarts d’heure qu’un jeune homme ayant traversé le milieu de la salle avec rapidité, et s’étant assis, un murmure flatteur s’éleva : "C’est lui, le voilà, c’est lui."

Bonaparte partit de Toulon le 19 mai 1798. Pendant de longues semaines, l’Institut national, comme toute la France, demeura sans nouvelles de l’absent. Tout à coup, une rumeur surprenante se répand et se confirme : le général a débarqué à Fréjus le 9 octobre (1799), il est sur la route de Paris. Arrivé à Paris le 16 octobre, il avait repris, le 23 octobre, sa place parmi ses confrères de la 1re classe. Il est tout de suite, avec Laplace et Lacroix, nommé dans une commission chargée de faire un rapport sur un mémoire de Biot : "Considérations sur les équations aux différences mêlées". Le 27 octobre, Bonaparte assistait à la séance générale, non publique, des trois classes. Le général rendit un compte détaillé des études préparatoires qui avaient été faites et qui continuaient à se faire pour le percement d’un canal entre la Méditerranée et la mer Rouge. Le public, mis au courant par la presse, était certainement dans l’admiration et dans l’enthousiasme. Le 11 brumaire an VIII (2 novembre 1799), Bonaparte signait la feuille de présence de la 1re classe. Le 18 brumaire (9 novembre 1799), il faisait expulser les Cinq-Cents de l’orangerie de Saint-Cloud et la loi du 19 brumaire lui conférait, ainsi qu’à Sieyès et Roger-Ducos, le consulat provisoire de la République Française.

Le 21 brumaire, il assistait de nouveau à la séance de la 1re classe où les trois rapporteurs sur le travail de Biot concluaient "que le travail du citoyen Biot méritait d’être accueilli par la classe et d’être imprimé dans le recueil des savants étrangers".

Devenu consul provisoire, Bonaparte ne négligea pas de faire ratifier, du moins indirectement, par ses confrères des trois classes, les conséquences du 18 brumaire. Les membres de l’Institut étaient assimilés aux fonctionnaires publics et durent jurer "fidélité à la République une et indivisible, à la liberté, à l’égalité et au système représentatif". Quatre-vingt-treize membres des trois classes signèrent individuellement le serment prescrit. Par la Constitution de l’an VIII (14 décembre 1799), le consul provisoire était devenu le Premier consul ; les deux autres consuls étaient aussi membres de l’Institut. Pour chaque classe, la présidence était semestrielle ; le 1re germinal an VIII (22 mars 1800), le citoyen Bonaparte est élu président en ayant obtenu la majorité absolue des suffrages au premier tour de scrutin. Quatre jours plus tard, l’Institut fait entrer parmi ses membres, pour succéder à Le Roy, Lazare Carnot, qui avait été rayé en 1797.

Le 24 décembre 1800, se produisait l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Le lendemain, les trois classes de l’Institut, au cours de leur séance mensuelle, arrêtent que tous ses membres se transporteront chez le Premier consul afin de lui témoigner leur vive satisfaction de le voir sauvé du danger que lui a fait courir l’affreux attentat. On relève encore la présence de Bonaparte aux séances de la 1re classe du 7, du 12 et du 22 novembre 1801. Ces trois séances sont demeurées célèbres car Volta y donna lecture d’un mémoire sur la théorie du galvanisme et y fit une série d’expériences caractéristiques. La séance du 21 fructidor an X (8 septembre 1802) est la dernière où l’on relève, sur les procès-verbaux de la 1re classe, la présence de Bonaparte.


4. Les arrêtés de 1803

L’activité réformatrice du Premier consul changea en 1803 l’organisation de l’Institut. En vertu des arrêtés du 3 et du 8 pluviôse de l’an XI (23 et 28 janvier 1803), l’Institut fut divisé en quatre classes au lieu de trois : la 1re classe, sciences physiques et mathématiques ; 2e classe, langue et littérature française ; 3e classe, histoire et littérature ancienne ; 4e classe, beaux-arts. Chaque classe nomma ses membres elle-même et elle seule, mais les membres élus durent être confirmés par le Premier consul. La section II de la 1re classe prit le nom de mécanique. Un an plus tard, le Premier consul était devenu l’Empereur ; il était toujours membre de la 1re classe, mais la liste des membres de la section II ne comporte plus que cinq noms. Il en fut de même pour tous les annuaires de l’époque impériale.

L’Institut fit trois visites officielles à Bonaparte. La troisième eut lieu lors de la proclamation de l’Empire. Le 18 mai 1804 (28 floréal an XII), l’Institut fut convoqué en une séance générale extraordinaire "pour délibérer s’il ne serait pas convenable que l’Institut national énonçât son voeu au gouvernement en faveur de la grande mesure publique dont le Sénat s’occupe...". C’était le jour où le Sénat adoptait le sénatus-consulte qui élevait le Premier consul à l’Empire. Le président invita l’Institut à délibérer sur l’objet de la réunion. Après une courte discussion, plusieurs membres demandèrent que la séance fût levée. Le scrutin fut ouvert sur cette question et la séance fut levée par trente-huit voix contre vingt-cinq. Effrayé de son audace, l’Institut se hâta de revenir sur sa décision. Convoqué de nouveau, dès le lendemain 29 floréal, en une séance générale extraordinaire, il arrêta qu’il irait en corps présenter à l’Empereur ses félicitations. Cette visite officielle de l’Institut eut lieu au château de Saint-Cloud, le dimanche 10 juin 1804. Les bureaux des quatre classes furent reçus et introduits par le préfet du palais, pendant que Sa Majesté assistait à la messe. La messe finie, l’Empereur s’approcha de la députation, et le président de l’Institut prononça ces mots :

"Sire, les bureaux réunis des quatre classes de l’Institut national viennent offrir à Votre Majesté impériale les hommages et les félicitations de l’Institut ; son respect et son dévouement sont sans bornes. Si Votre Majesté daigne en accueillir favorablement les assurances, nos vœux sont remplis."

Ensuite, sur instructions du ministre de l’Intérieur, le président remit à l’Empereur, sans le lire, le discours qu’il avait préparé. Après les remerciements de l’Empereur et un court entretien, l’audience fut levée.

Le gouvernement de Louis XVIII ne songea pas à publier un annuaire de l’Institut. Le gouvernement des Cent-Jours fit paraître l’Etat actuel de l’Institut impérial des Sciences, Lettres et Arts, au 1er avril 1815. En tête est écrit : "L’Empereur, protecteur." Le 10 avril, le ministre de l’Intérieur écrit à Monsieur le président de l’Institut impérial que "l’Empereur a reconnu l’inconvénient qu’il y a de laisser vacante dans la section de mécanique de la 1er classe de l’Institut, la place que Sa Majesté est obligée de laisser inactive de fait. Sa Majesté tient cependant à honneur d’avoir dû cette distinction scientifique, comme simple particulier, aux suffrages de ses anciens collègues ; mais aujourd’hui, en sa qualité d’Empereur, le titre de protecteur de l’Institut est celui qu’il convient de lui donner, dans les listes qui seront imprimées, sans cependant oublier d’y rappeler qu’il a été élu le 5 nivôse an VI".

Le 22 juin 1815, Napoléon abdique pour la seconde fois, puis se rend à Rochefort d’où il partira vers l’Angleterre, puis pour Sainte-Hélène.


(Le texte de cette allocution, simple rappel de faits et de dates, reprend des éléments du livre "Bonaparte membre de l’Institut", dont l’auteur est Georges Lacour-Gayet, membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Éditions Gauthier-Villars, 1921.)